NOTRE HISTOIRE SE CONTINUE
Quatre de nos frères et sœurs se sont mariés et se sont installés
là à divers endroits. Huguette, Marcel et Bertrand ont leur demeure à
Forestville, tandis que Jeanine se retrouve à Pointe-au-Père, petite
municipalité non loin de Rimouski. Lucette, pour sa part, a déjà commencé à
travailler à Forestville, où elle loue un petit appartement. Elle aide maman
avec les surplus restant de son maigre salaire. Mes souvenirs de Lucette sont
comme enrobés dans le brouillard, cette sœur
dont je garde une image extraordinaire avait une façon d’être tellement
spéciale qu’encore, je me demande, si cette rencontre a été réelle. Elle avait
une façon spéciale de nous regarder, qui, sans que l’on ne s’en rende compte,
nous ensorcelait. La couleur et la profondeur de ses yeux donnaient une
expression peu commune. Elle n’avait pas besoin de parler beaucoup, son regard
parlait pour elle. Animée d’une bonté et d’une générosité sans limites, elle
était toujours prête à servir et à donner. En plus de ces belles qualités, elle
était douée d’un courage que nous pouvons tous lui envier. Tous mes frères et
sœurs sont spéciaux, mais Lucette remporte la palme. Sa douceur, son calme et
sa sérénité, encadrés d’un sourire radieux, lui permettaient de jeter une
lumière de douceur et de calme autour d’elle. Il arrive qu’au cours de notre
vie, on rencontre des anges sans les reconnaître, je crois que Lucette était,
elle aussi, l’un de ceux-là. Elle évoque encore, pour moi, la paix, la sérénité
et la bonté. Quel beau souvenir!
Il lui est arrivé quelques aventures qui nous restent en mémoire et je raconterai l’une d’elles. Lucette et Colette, les inséparables, avaient la garde des poules, les nourrir et ramasser les œufs. Lucette avait pris l’habitude à chaque tournée de prélever une poignée de la moulée des poules et de la manger. Notre père qui avait remarqué ce comportement lui dit: «À ce rythme-là, un jour tu vas pondre un œuf». À plusieurs reprises, il lui fit la même remarque et Lucette riait, pensant bien qu’il la taquinait.
Un soir, Eugène revint à la maison avec un œuf minuscule dans sa poche. Il arrivait parfois qu’une poulette s’essayait à pondre et ça donnait des œufs beaucoup plus petits que les autres. Quand tout le monde fut couché, il fit cuire cet œuf à la coque. Et avec maman, il élabora un plan: déposer ce coco dans la culotte de pyjama de Lucette avant son réveil. Ce qui fut dit fut fait. Le lendemain matin, en douceur, maman glissa furtivement l’œuf sous les couvertures.
Ce matin-là, tous se levèrent comme d’habitude, sauf Lucette qui traînait. Eugène trépignait déjà du plaisir de voir sa fille descendre l’escalier. À son tour, lentement, Lucette apparut dans les marches de l’escalier et semblait un peu mal à l’aise. Elle se rendit auprès de maman et lui dit à l’oreille, les yeux pleins de larmes: «J’ai pondu un œuf!» Et se serrant contre notre mère, elle ouvrit la main lui montrant la cause de son émoi. Celle-ci se mit à rire de bon cœur et notre père aussi, lui expliquant qu’ils avaient voulu la taquiner. Cette histoire est restée dans la mémoire familiale.
Antoinette et les vendeurs itinérants
Il est une réalité, familiale dont tous ont été témoins et qui a marqué notre enfance; c’est le traitement que notre mère réservait aux vendeurs itinérants se présentant à la maison. Les pauvres ne savaient pas dans quelles épreuves ils s’engageaient. Maman avait une stratégie toute personnelle de traiter avec eux: d’abord, elle s’intéressait à la marchandise présentée. Puis, tout d’un coup, même si elle était intéressée, elle trouvait toutes les raisons du monde de rabaisser la valeur du produit. Elle feignait l’indifférence, ou encore, manifestait à grand renfort de gestes qu’elle n’en voudrait jamais; cela, tout en jouant avec l’orgueil et la crédulité du vendeur qui était amené graduellement, le pauvre, à lui en vendre coûte que coûte. Une fois la victime prise dans ses filets, elle l’amenait, telle une araignée, sans se presser, à la morsure fatale. Elle rendait la situation tellement impossible pour le vendeur qu’il acceptait le prix qu’elle avait fixé. Coupable et confus, il retournait à son véhicule, ne sachant trop ce qui lui était arrivé. Combien de fois, assise dans la cuisine, elle m’a démontré ses talents! J’en ris encore aujourd’hui, même si j’ai, en même temps, beaucoup d’admiration pour sa stratégie. Un jour qu’elle était à l’œuvre avec un vendeur de pommes et en train de lui porter le coup fatal, je fis un commentaire qui réveilla le vendeur de son hypnose; celui-ci changea d’attitude et ne conclut pas la vente. Dès que le vendeur eut passé la porte, elle m’apostropha en me recommandant de ne plus jamais l’interrompre dans ce qu’elle appelait son travail. Elle le cachait, mais elle éprouvait une réelle jouissance à étaler sa virtuosité dans le marchandage. Quelle femme!
L’automne 1954 et l’hiver qui suivit, se déroulèrent sans trop de difficultés: maman, s’occupant des travaux domestiques et nous à l’école. Je me souviens, avoir cette année là pris un rythme de croisière à l’école et avoir eu le sentiment que rien ne pouvait m’arrêter dans mon apprentissage. Aussi, j’avais découvert la lecture, et je passais tous mes temps libres à côtoyer mes héros favoris.
Notre dernier fait d’armes
C’était vers la fin de mai que se déroula cet épisode des trois mousquetaires. Le temps était beau, et quotidiennement l’autobus de M. Drapeau nous conduisait à l’école, dans une routine qui s’avérait ennuyante pour tous.
Sur son parcours, l’autobus devait passer juste au bout de la piste d’atterrissage de la municipalité de Forestville. Or, un beau matin, quelle ne fut pas notre surprise de voir une immense banderole rouge flotter au bout de la piste. Cette bande de tissu fixée à deux poteaux devait probablement la délimiter. Il ne fallut pas plus d’une minute pour qu’un plan prenne naissance dans notre tête.
Après un court conciliabule, les trois frères: Jean-Marie, Yvon et moi, décidions d’aller décrocher cet étendard afin qu’il trouve un meilleur usage. Nous considérions comme de la pure perte de le laisser là à ne rien faire. Au retour à la maison, nous mîmes maman au courant de notre plan; nous avions besoin de son accord. Notre argument le plus fort fut que les jumelles n’avaient plus de robes et que cette pièce d’étoffe serait idéale pour leur en confectionner. Elle se rangea à nos arguments et nous préparâmes l’expédition pour le soir même.
Quand l’obscurité fut venue, nous partîmes, ciseau à la main, en silence vers le lieu du crime. L’endroit où nous devions nous rendre était au moins à deux kilomètres de la maison. Pour ne pas être vus, nous sommes passés à l’orée du bois où nous pourrions nous cacher des regards s’il venait à passer une auto. Une fois rendus, je grimpai au premier poteau et découpai la banderole, ce qui la fit tomber par terre. Je répétai la même opération à l’autre bout et récupérai le précieux tissu. Pendant ce temps, Jean-Marie et Yvon faisaient le guet. Nous eûmes juste le temps de déguerpir, car une auto arrivait. À la course, nous nous sommes réfugiés dans une coulée où serpentait un filet d’eau. Dans l’obscurité, et notre hâte, nous nous frappions aux arbres et nous embourbions dans la vase couvrant le sol; j’y ai même laissé un soulier. Le chien qui nous avait suivis, avait peine lui aussi à avancer. Le retour à la maison fut des plus pénibles, mais quel triomphe quand nous nous sommes présentés devant notre chef, maman, avec notre trophée. Elle regarda la pièce de tissu, son œil s’alluma de satisfaction. Elle s’efforça de prendre sa voix la plus menaçante et nous gronda pour le larcin que nous venions d’accomplir. Puis elle s’empressa aussitôt d’ouvrir le couvercle de la machine à coudre et se mit au travail. Le lendemain matin, les jumelles avaient toutes deux une belle robe rouge pour aller à l’école. En les regardant, nous étions fiers de notre raid de la veille. Quand l’autobus passa devant les deux poteaux dénudés, nous eûmes un petit frisson de fierté et de reconnaissance envers ceux qui avaient eu l’idée d’étendre une si belle banderole au bout de la piste. Tout l’été, les deux poteaux sont restés là seuls, laissant flotter au vent quelques lambeaux de tissu rouge, nous rappelant notre exploit. Personne ne sut jamais, sauf nous, ce qui s’était passé.
Aujourd’hui, nous n’oserions pas entreprendre une telle action, nos valeurs nous l’interdiraient. Notre situation financière d’alors fut la seule motivation nous poussant à agir ainsi. Je crois que, dans notre tête de petits garçons, ça ne prenait même pas la saveur d’un vol, c’était répondre à une nécessité.
Le plus cocasse de cette rocambolesque histoire vraie est que le père de Ginette, l’épouse de Michel, notre frère, qui œuvrait pour les responsables du champ d’aviation, avait lui-même installé cet étendard. Michel lui a raconté l’histoire qui l’a fait bien rigoler.
Les études
Au même moment, je fus pris d’une maladie soudaine: continuer mes études au collège Classique de Hauterive qui avait été inauguré quatre ans plus tôt. Aussi bien le dire, c’était un rêve impossible au premier abord, vu notre situation financière. Mais je gardais espoir. Je n’avais alors aucune idée de ce qu’était un cours classique, mais je me sentais poussé par le désir d’aller plus loin. Enfin, j’osai révéler ces projets qui bouleversèrent ma vie et un peu tout le monde.
Je ne savais pas alors que cet intérêt pour les études supérieures déboucherait sur une aventure changeant radicalement le cours de ma vie. À ce moment-là, j’abordais le sujet des études comme quelque chose de souhaitable. Au fil des ans, c’est devenu une nécessité pour une évolution normale dans une société constamment en changement.
Je me sentis supporté par tous les membres de ma famille dans cette orientation. Tous m’ont encouragé, chacun à sa façon, affectant une curiosité certaine envers ce que maman appelait: «faire autrement des autres».
L’été qui précéda mon départ pour le collège apporta une transformation notable dans mes activités estivales. Habituellement, j’occupais mes vacances à travailler à la ferme, à cueillir des bleuets et aller à la pêche avec Yvon et Jean-Marie; mais cet été-là, j’ai commencé à travailler à temps plein, car je devais payer mes études. Ce fut un été de découvertes et aussi de labeur. J’avais décroché mon premier emploi à la voirie locale, qui consistait à transporter des pierres servant à la construction de ponts et de routes. Comme cet emploi m’occupait tout près de la demeure familiale, j’étais avec les miens tous les soirs.
Je n’eus pas trop conscience du temps au cours de cet été et je me réveillai à la fin d’août, sur le point de partir et d’entreprendre une nouvelle vie. Ce fut la course aux vêtements et à tous les éléments nécessaires à une longue absence. Comme un serpent qui change de peau, pour la première fois de ma vie, tous les vêtements que je portais étaient neufs. J’avoue, cela faisait drôle. Ce départ vers l’inconnu me faisait sentir un peu semblable aux bûcherons partant pour des périodes prolongées.
Enfin, le départ vers l’inconnu. À partir de ce moment-là, je fus mis dans une situation où famille, amis, frères sœurs furent relégués au second plan. J’entrai résolument dans le monde de la connaissance. Je tombais sur une autre planète, dirigée par des extraterrestres, qui avaient effacé les liens nous attachant à nos familles et les sentiments communs qui nous unissaient. Nous étions devenus, pour eux, des machines exclusivement dédiées à cumuler les connaissances. Le développement de notre intellect devenait notre seul objectif de vie.
Pendant ce temps, à Paul-Baie, la vie s’écoulait avec ses préoccupations habituelles. L’école et les responsabilités de chacun pour la poursuite de la vie; Colette et Madeleine poursuivaient leurs études secondaires, Jean-Marie, Yvon, Denise, Lise et Michel continuaient leur primaire à Forestville. Lucette, pour sa part, travaillait toujours au village.
La fête de Noël fut la bienvenue, car je retrouvais les miens et nos activités favorites. Ces premières vacances furent de trop courte durée; je n’avais revu aucun membre de ma famille, en fait, depuis la fin d’août. Aussi, j’essayai d’en profiter au maximum. Puis, ce fut le retour au collège pour la seconde étape, de Noël jusqu’à Pâques, et enfin juin qui me ramena aux grandes vacances d’été.
À chaque retour, c’était la fête de revoir ma mère, mes sœurs et mes frères.
Un autre déménagement
Au début de ma deuxième ou troisième année de classique, il se produisit un événement déterminant pour notre famille: notre mère vendit la maison de Paul-Baie pour en acheter une autre dans le village de Forestville Nord. Cela se fit en octobre 1958. Je me rappelle que maman m’a écrit pour m’avertir de ne pas me rendre à Paul-Baie, aux vacances de Noël, car nous avions dorénavant une nouvelle adresse. La raison qui poussa notre mère à déménager une autre fois est qu’elle voulait se rapprocher de la ville et aussi de ses filles et fils résidant pour la plupart dans la ville de Forestville. Aussi, elle se rendait compte que la terre ne lui était plus d’aucune utilité, n’ayant personne pour la faire fructifier.
Des filles au cœur d’or
Nos sœurs, Lucette, Colette et Madeleine travaillant maintenant à Forestville vinrent habiter avec notre mère. Elles étaient conscientes que leur mère avait besoin d’aide et elles ont collaboré, avec elle, à la poursuite du chemin. À leur tour, elles démontrèrent à leur façon une générosité sans borne pour lui permettre de réaliser son objectif: rendre tout son petit monde à maturité.
Je compris beaucoup plus tard le rôle primordial que Marcel et Bertrand ont exercé dans les choix de notre mère, mais j’ai réalisé aussi l’apport important du clan des filles dans l’aide inlassable qu’elles lui ont apportée, tant sur le plan financier que sur le plan du support moral dont elle avait tant besoin. N’eût été de l’existence de nos sœurs, je crois que nous aurions vécu beaucoup plus de moments sombres. Nous sommes aussi le résultat de ces actes de générosité inconditionnels. Ces sœurs au grand cœur se donnent encore aujourd’hui sans compter pour leurs enfants et leurs petits-enfants et ont gardé leur générosité proverbiale pour les leurs. Elles ont hérité des qualités de don de soi et de générosité de nos parents. C’est ce que je reconnais en elles.
Cette aide s’est poursuivie pendant des années, jusqu’au jour, où Lucette tomba pour de bon en amour et se maria avec Yves Dumais, le 12 août 1961. Les deux tourtereaux se sont installés à Baie-Comeau, puisque Yves travaillait pour la compagnie Raynolds, fabricant d’aluminium. Elle poursuivit son travail à Paul-Baie-Comeau. Colette resta à la maison de Forestville encore un peu de temps. Puis, elle rencontra, le beau Réjean Pelletier qui lui tomba immédiatement dans l’œil et ils s’épousèrent le 21 juillet 1962. Réjean était distributeur de produits d’automobiles pour la région, aussi, ils emménagèrent dans un logement à Forestville. Par la suite, ils déménagèrent à La Malbaie.
Huguette tombe malade
Malheureusement, notre sœur qui au cours de toutes ces années, brilla par son implication, son caractère toujours égal et sa personnalité dédiée au service, est atteinte d’un mal qui durera une éternité et mobilisera tant d’énergie et de courage de sa part et de ceux qui l’entourent. Au début, les médecins ne pouvaient diagnostiquer de quel mal elle souffrait. Supportée par son mari et maman, elle vivait dans l’espoir de guérir au plus tôt. Les séjours dans les hôpitaux se faisaient de plus en plus fréquents. Je me rappelle qu’au cours de vacances de Noël, Gonzague m’amena avec maman la visiter dans un hôpital du Lac Saint-Jean. Elle était là, souriante, dans son lit et nous manifestait par la lumière de ses yeux le bonheur que lui procurait notre visite. Gonzague nous avait confié, au cours du voyage, que les médecins l’avaient averti du grave état de santé de son épouse. Et c’est en pleurant qu’il nous manifesta sa peine et son découragement. Nous savions combien il avait fait l’impossible pour supporter sa femme, ses enfants et nous tous, dans ces moments de grandes inquiétudes. Malgré tous ses bouleversements personnels et ceux de sa famille, il démontrait une dignité et un courage peu communs. Huguette nous quitta le 8 décembre 1973.
Avec ce départ, disparut selon moi, la douceur et la bonté personnifiée, parmi nos sœurs et frères. Son souvenir fait surgir en nous des sentiments de paix et de silence. Elle exerce encore cette influence après tout ce temps. Je le dis pour elle aussi «un ange est retourné au ciel».
Des petits enfants et des neveux
Jeanine fut la première à donner un petit-fils à Antoinette. Du nom de Raynald, il ouvrit la voie à Danielle, Marco, Nancy, France et Mona. Cette petite famille grandit à Pointe-au-Père, non loin de Rimouski. Aujourd’hui, tout ce petit monde est devenu grand, sauf Marco, décédé lors d’un triste accident qui brisa le cœur de ses parents. Cette famille reste unie autour de la mère, qui s’inquiète encore pour eux et leur donne tout son amour. Quelle fête de les rencontrer et de ressentir l’affection qu’ils ont encore pour leurs vieux oncles et tantes.
Je ne me souviens pas qui suivit la première l’exemple de Jeanine, mais Huguette se mit à l’œuvre et donna à notre famille trois beaux neveux et une nièce. La première fut Sylvie, suivie de Gilles, ensuite de Denis, pour finir avec Alain. Une autre belle famille, comblée de l’amour et de l’attention de leurs parents, malgré la mort prématurée de leur mère. Nous les revoyons encore et sommes heureux d’assister à leur réussite et leur bonheur.
Marcel, l’aîné, à son tour contribua à agrandir notre tribu. Isabelle naquit la première, puis André, suivi de Caroline, la dernière. Cette petite famille grandit à Forestville, entourée de l’attention de Louise et de Marcel. Pleins de talents, ces enfants ont grandi et font le bonheur et la fierté de leurs parents.
Bertrand, pendant ce temps, n’est pas resté à ne rien faire: Serge occupa la première place, suivi de deux jumelles: Nicole et Carole. Sylvain suivit ses deux sœurs, puis donna sa place à Roger et enfin à la cadette Nathalie. Tout ce petit monde alla à l’école à Forestville et grandit sous l’œil vigilant et soucieux de leurs parents.
Lucette, de son côté, donna naissance à deux beaux enfants: Denis et Johanne.
Colette, à son tour, vint agrandir notre famille, et donna naissance à Pierre et Danielle.
Moi-même, j’eus le bonheur d’être le père de trois beaux enfants: Julie, Mathieu et Pierre-Luc.
Jean-Marie et son épouse eurent aussi le bonheur d’être les parents de deux enfants: Jean-François et Marie-Josée.
Yvon et Yolande mirent au monde trois enfants: Dominique, Jonathan et Marie-Claude.
Pour terminer, Michel et Ginette mirent au monde trois enfants: Martin, Sébastien et Catherine.
Tous ensemble, nous avons contribué à lancer 32 descendants sur notre petite planète. Ces enfants sont devenus des adultes et contribuent maintenant à l’étalement de notre famille, si minime soit-elle, mais si importante pour nous.
Éparpillés dans tout le Québec, ils sont de la lignée d’Antoinette et d’Eugène qui seraient heureux de voir chacun, à leur exemple, être courageusement acteur et témoin de leur société, dans tous les domaines de la vie. Comme tous les humains avant eux, à leur tour ils laisseront au monde leur lumière, leurs valeurs et leur amour de la vie sous toutes ses formes. Ils contribueront à leur façon, à la réussite ultime de l’humanité. Chacun, avec son âme sœur, répétera encore et encore le cérémonial de la vie sacrée de l’homme et continuera la chaîne ininterrompue de la race; témoin du temps et de l’espace terrestre. Ainsi, nous serons, tous ensemble: l’Histoire.
La vie continue
Depuis plusieurs années, je suis pensionnaire et la famille évolue vers sa destinée. Madeleine, après avoir travaillé à Forestville, est allée rejoindre Lucette à Baie-Comeau. Jean-Marie œuvre maintenant pour la banque locale et Yvon s’est enrôlé dans l’aviation où il suit un cours de technicien. Il est beau à voir avec son costume bleu et sa casquette plantée sur la tête. Il représentait très bien les Forces armées canadiennes. Toutes les filles, à son passage, lui jettent un regard discret. Heureusement qu’il ne s’en rend pas compte. J’avoue l’avoir parfois envié un peu. Cette période dans l’armée fut sans doute déterminante pour lui puisqu’il fit carrière dans les techniques de communication.
Jean-Marie, pour sa part, quitte la banque et va travailler à Baie-Comeau pour une compagnie de pétrole: Irving. À chaque fois qu’il le peut, il se rend disponible à maman pour la conduire sur la Rive-Sud rencontrer sa famille. Il démontre envers elle une attention des plus généreuses.
Michel, Lise et Denise sont maintenant au secondaire et se préparent à leur tour à choisir le rôle qu’ils joueront dans la société.
Maman est heureuse de savoir ses plus grands autonomes et elle veille soigneusement sur ses derniers.
Pour ma part, la fin des études classiques est arrivée à grands pas. J’ai éprouvé de la difficulté à concevoir ce que serait ma vie, en recouvrant ma liberté, après huit ans de réclusion. Cependant, j’ai réalisé que cette étape étant terminée il fallait passer à autre chose. Comme un chat craintif, j’entrai dans la société sur la pointe des pieds, sans aucune connaissance des comportements que je devais adopter.
Je trouvai facilement un emploi comme professeur à l’école du village et demeurai à la maison pendant plus d’une année. Par la suite, les circonstances m’amenèrent dans la région de Montréal, je voulais me rapprocher des universités et découvrir la ville et ses richesses que, entre nous, je n’ai jamais découvertes. Cependant, les opportunités d’études universitaires complémentaires m’ont été très utiles.
Le temps s’écoulait, teinté de beaucoup plus de calme pour notre mère, entourée de Denise, Lise et Michel, alors que ses autres fils et filles venaient la visiter aussi souvent que possible. Elle demeurait le lien entre nous. Notre affection envers elle était empreinte de respect et de gratitude pour toute l’attention et l’amour dont nous avions été l’objet.
Colette et Michel ont même organisé, à La Malbaie au cours des années 70, une fête en son honneur pour lui signifier notre attachement. Cet hommage l’avait réellement touchée et je crois que ce fut l’un de ses plus beaux souvenirs. Il y avait tous ses enfants sans exception, ainsi que tous ses petits-enfants réunis dans la fraternité et la bonne entente. Que pouvait-elle demander de plus?
L’amour toujours l’amour!
Qui se serait douté qu’un jour, notre mère rencontre l’amour une deuxième fois? Pourtant, cela est arrivé. Un ami d’enfance, qui dit-on l’avait courtisée, s’est présenté un jour, afin, prétendait-il, de prendre de ses nouvelles.

Ce furent des retrouvailles plaisantes, sans plus. Il revint un peu plus tard «reprendre de ses nouvelles» et Antoinette ne sachant pas encore lire entre les lignes d’Albert Bélanger trouvait la situation exagérée et commençait à le trouver légèrement fatiguant, surtout que, pour venir simplement la saluer, il devait traverser le fleuve sur une distance de quarante milles. Avec le temps et les visites assidues d’Albert, s’opéra une certaine sympathie entre les deux, jusqu’au jour où il lui avoua son intérêt, sinon son amour. Antoinette, comme une perdrix de l’année devant un petit coq, fut tellement surprise qu’elle refusa d’emblée l’offre sincère d’Albert et lui fit perdre toutes ses illusions. Celui-ci ne lâcha pas et revint à la charge. Après de nombreux questionnements sur ce qu’en pensaient ses enfants et les autres, elle se laissa un peu ramollir, mais sa résistance était encore très grande.
Ça passe ou ça casse
Après plusieurs tentatives de la part d’Albert, Antoinette n’avait pas encore pris de décision. Sans cesse, il la talonnait et lui démontrait par tous les moyens son affection et son attachement. Sa cour était sans équivoque.
Un jour que j’étais venu de Montréal la visiter et qu’elle était en plein questionnement, elle me fit part de ses inquiétudes, me révélant qu’elle voulait mettre un terme à cette relation impossible. Elle ne m’avait pas encore parlé de ses sentiments, mais je crus alors qu’elle n’avait aucun sentiment d’amour envers lui. Comme il devait revenir le lendemain, dimanche, elle me fit part de son intention de rompre définitivement.
Le lendemain, je la conduisis à l’église à la messe dominicale et, ensemble dans le même banc, nous avons prié et nous sommes recueillis. Lise qui nous accompagnait, se retournant vers l’arrière, vit qu’Albert arrivait par la grande porte. Elle en fit part à maman, qui devint tout excitée, se leva debout et voulut voir où il se trouvait. Alors, je compris qu’elle avait une réelle affection pour cet homme, qu’elle en était, somme toute, amoureuse. Au retour de la messe, je lui fis part de mes observations et lui mentionnai qu’elle ne pouvait cacher plus longtemps ses sentiments pour Albert. Gênée un peu, mais délivrée d’un poids qui devait la faire souffrir, elle admit qu’il était précieux pour elle et qu’au lieu de l’éconduire comme cela était prévu, elle répondrait favorablement à ses avances.
Elle l’invita à la maison, ragaillardie et pleine d’attentions, elle servit son valentin pour le dîner et son attitude démontrait un attachement sans équivoque. À partir de ce moment, les deux tourtereaux ne se séparèrent plus.
Leur mariage, 1971
Le temps qu’ils vécurent à Forestville leur permit de vivre en harmonie avec ceux des enfants restant aux alentours et Albert en profita pour aménager un jardin derrière la maison au grand bonheur de sa dulcinée. Ils vivaient avec délice ces moments de tendresse et de paix qui venaient embellir leurs jours. Depuis longtemps, nous n’avions vu maman si radieuse.

Tous mes frères et sœurs aimaient cet homme discret, souriant et qui prenait si bien soin de notre mère. En particulier, Jean-Marie, Lise, Denise et Michel qui le connurent mieux que les autres. Quelques-uns d’entre nous le considéraient presque comme un père. Il prenait plaisir à nous écouter et à nous accueillir dans ce qu’était devenue sa maison. Sa famille demeurant à Baie-Comeau venait souvent le visiter. Il semblait des plus heureux.
Antoinette et Albert restèrent seuls dans leur bonheur après le départ de Lise, Denise et Michel pour la ville. Maman était grandement éprise de son Albert et, un jour, elle sentit le besoin de révéler dans un document, le bonheur et l’affection logés au fond de son cœur. Elle intitule ce manuscrit:
Prise de conscience
3 août 1974, 1 h 30
C’est aujourd’hui que je me décide à refaire l’inventaire de mon cœur. Il y a presque trois ans que je vis une belle aventure, celle de t’avoir rencontré. Souviens-toi que le destin a voulu notre rencontre. Jamais personne ne peut comprendre le pourquoi des choses et souvent, à des milles au loin, deux cœurs s’aiment, épris l’un de l’autre.
Ce matin, je t’ai aimé. Quelqu’un naissait, un autre mourait. Il y avait un meurtre ou un suicide d’amour. Mais arrête-toi et vis notre instant de bonheur. Tu sais, Albert, lorsqu’on est habitué à vivre quotidiennement son petit bonheur, il nous arrive de le négliger ou de l’ignorer. Souvent, c’est dans la douleur ou à la veille de perdre ce bonheur qu’on reconnaît sa valeur.
Pourquoi attendre! L’amour, c’est une plante qui demande des soins à sa culture. Néglige cette plante et tu verras épine et sa perte progressive. Mais, prendre un soin quotidien en te disant que tu es le seul docteur qui a son filtre pour sa protection. L’amour, c’est peut-être la plus belle chose, mais sans doute la plus cruelle puisqu’il y a des gens qui en meurent. Nul n’y est à l’abri, du plus sot à l’élite, du plus beau au plus grotesque. Mais sans l’amour, c’est un immense vide.
Dans l’histoire du monde, tu retrouves Jean avec Hélène, Michel avec Ginette et toi avec moi.
Tu sais, c’est maintenant que je le réalise, tu as apporté quelque chose d’essentiel dans ma vie et c’est maintenant difficile de vivre sans toi, mon cher Albert.
Donc, ce qui nous unit, c’est le destin et ce qui nous retient, c’est l’amour, n’est-ce pas?
Antoinette
Clermont, 1975
Quelques années plus tard, ils décidèrent de déménager à Clermont, dans un logement aménagé pour des gens de leur âge, où ils vécurent sans aucun souci. Colette et Michel, vivant tout près, pouvaient les visiter et les aider selon les besoins. Il m’est arrivé à plusieurs reprises de leur rendre visite et leur accueil et leur joie étaient toujours aussi grands de nous revoir.
Maintenant, il me semble important de rendre hommage à Colette et Michel pour leur dévouement envers notre mère jusqu’à la dernière minute. Leur générosité s’est toujours révélée pleine d’attentions et de délicatesse envers elle. Doués d’une sensibilité à fleur de peau et d’une perception personnelle des êtres et des choses, ils ont toujours été là pour l’aider et la soutenir dans le besoin. Je suis sûr qu’ils ont dû aussi surmonter des difficultés au cours de leur vie; jamais nous ne les avons entendus se plaindre. Leur caractère et leur sens de l’humour font d’eux des êtres extraordinaires qui rayonnent la joie et l’amour autour d’eux. Je les aime beaucoup. Je suis fier d’être leur frère. Je ne voudrais pas oublier Lise, Denise et Mado qui sont restées proches de maman, à la même époque, l’entourant d’amour. Je suis fier d’être leur frère.
Je suis convaincu que l’aide qu’ils ont apportée à notre mère et son conjoint a été sécurisante et très appréciée. Pour leur soutien, je les remercie au nom de tous.
Ils ont eu la même attention à l’égard de Bertrand, malade, revenu vivre à Clermont dans un centre adapté. Ils ont été présents jusqu’à la fin, lui rendant visite et répondant avec amour et compassion à ses besoins. Il est décédé le 3 juillet 2008.
La fin 1979
Il y a des jours qui revêtent une importance particulière pour des enfants, quel que soit leur âge. Ces jours bousculent à jamais la vie des êtres et les projettent dans un espace inconnu jusqu’alors. Cela se produisit le jour de la mort de notre mère. Le départ de celle que l’on croyait éternelle est venu fermer à jamais la porte sur notre enfance et notre filiation. C’est comme si, subitement, il ne restait plus que l’adulte en nous. Je n’ai jamais ressenti un tel déchirement, une telle solitude: il restait mes enfants, mon épouse, mes frères, mes sœurs et mes amis, mais un trou s’était formé en moi, laissant un espace vide, et cet espace est resté longtemps inoccupé. Je crois même qu’il est encore là et je m’y réfugie lorsque mes peines et la solitude m’accablent. J’y retrouve la douceur, le sourire et la sécurité de notre mère, encore là, peut-être, à veiller sur nous.
C’était un de ces soirs tranquilles, comme tous les autres pour Albert et Antoinette. Le souper, apprêté par maman fut pris en tête-à-tête comme toujours. Éprouvant des troubles de digestion, elle se prépara un verre d’une potion lui permettant de soulager habituellement les malaises qu’elle ressentait parfois. Une fois ce mélange ingurgité, elle dit à son mari qu’elle allait s’étendre. Quelque temps plus tard, voulant s’enquérir de sa condition, il s’aperçut qu’elle était partie! J’imagine son effondrement… Sans attendre, il avertit Colette, qui accourut sur les lieux.
Ici, je lève mon chapeau à ma sœur pour le courage qu’elle démontra. Elle accourut au chevet de la personne dont elle avait été en symbiose pendant tant d’années; malgré la peine et la détresse qu’elle pouvait ressentir, elle prit la responsabilité des premières démarches et l’accueil des membres de la famille, puisque les funérailles furent célébrées dans la même localité.
Elle mit en place le réseau téléphonique, avertissant la famille du décès de notre mère et discrètement, elle orchestra tout le déroulement de l’événement. Son doigté et sa prestance lors de ce triste épisode de notre vie lui méritent le titre de grande dame aussi. C’est dans les événements tragiques que se révèlent les leaders et les gens de cœur. Je reconnais en ma sœur ces grandes qualités.
Cette terrible nouvelle m’a terrassé et j’imagine qu’il en fut de même pour chacun de nous. Ce devait être la tristesse absolue! Lors de cette ultime séparation, l’importance que ma mère tenait encore dans ma vie d’adulte s’est ravivée. Cette perte m’obligeait à devenir moi-même une référence pour ceux qui m’entouraient. On verra par la suite, les liens familiaux changèrent pour nous; notre mère n’étant plus là, nous avons délaissé graduellement cet idéal instauré par nos parents. Celui-ci étant que les liens familiaux sont primordiaux, puisque porteurs de valeurs et de chaleur relationnelle qu’aucun autre membre de la société ne peut nous donner.
Les frères et sœurs, la parenté, les amis, sont tous venus rendre un dernier hommage à cette grande dame que fut notre mère. La tristesse et le recueillement remplissaient le salon mortuaire. On sentait un certain désarroi chez plusieurs d’entre nous, encore sous le choc. Deux jours à raviver nos souvenirs et adresser un dernier adieu à une géante. Le cœur vide, et plein de tristesse, nous repartîmes chacun chez soi recoudre la déchirure produite par ce douloureux départ.
La dernière demeure d’Antoinette fut auprès d’Eugène, au cimetière de Forestville. Après tant de séparations et de tribulations, notre famille décida de réunir ces deux êtres qui par amour avaient dessiné un projet grandiose. Avec des moyens rudimentaires, ils ont réussi l’invraisemblablement grand et beau qu’est notre famille. Je suis convaincu que leur regard s’épanche sur leur progéniture, parsemée sur tout le territoire de la province, et qu’ils expriment, d’où qu’ils soient, leur joie et leur bonheur devant tant de richesse, d’amour, de courage et de grandeur.
Ils ont été l’origine et nous sommes les témoins de cette aventure incroyable vécue sur plus d’un demi-siècle. À notre tour de propager la joie de vivre et ces richesses reçues de nos parents. Mon souhait serait de voir en chacun de nous, un peu de nos parents et que nous ayons la capacité de transmettre cette ferveur vitale dont nous avons été témoins.
Ici s’achève l’histoire d’une famille commencée il y a quelques années. Je ne pouvais m’imaginer en commençant cette histoire combien elle ébranlerait ma vie de retraité tranquille. Les souvenirs réveillés par ce récit ont fait surgir en moi une réalité longtemps enfouie au plus profond de moi-même, que la famille demeure, qu’on le veuille ou non, la seule référence intime de l’être humain. Je vois enfin avec mes yeux d’adulte des images que mes yeux d’enfant avaient soigneusement gardées. Je peux enfin comprendre, avec tout le respect qui leur est dû, le cheminement humain, psychologique et spirituel parcouru par tous ces êtres chers qui nous ont entourés. Ces racines me sont apparues si importantes qu’à certains passages, j’ai été profondément bouleversé. Je me range du côté d’un auteur que j’ai beaucoup aimé, Nikos Kasansaki, qui disait: «Nos souvenirs sont ce que nous sommes». Il n’y a pas de mal à réveiller ses souvenirs pour grandir et devenir quelqu’un. Surtout si on peut choisir parmi tant de beaux moments passés.
J’ai constaté dans cette recherche historique, combien la misère et les épreuves n’ont pas de prise sur les valeurs profondes et sur la vie elle-même. Nous avons tous été les artisans de cette saga. Célébrons notre réussite.
«IL EST VENU, POUR NOUS, LE TEMPS DE BRÛLER LES DIPLÔMES ET D’ENTRER À L’UNIVERSITÉ DU COEUR.»
Oui, il est temps, puisque nous sommes tous à la retraite, de s’ouvrir à l’école du cœur, c’est-à-dire du partage, du pardon et de l’amour. Ces valeurs n’ont pas de prix et sont l’ultime richesse de l’être.
Vous savez tous que nous ne pourrions terminer cet ouvrage sans que chacun vienne y partager le cheminement de sa vie, de ses réalisations, de ses moments tristes, de ses expériences et de ses grandes joies. Ce ne doit pas être une compétition de réussites, mais bien comme un dialogue entre frères et sœurs afin de se reconnaître et de s’apprécier.
Quelle belle occasion de partager notre richesse, tout en sachant que, souvent, les épreuves et les échecs sont source de grande sagesse!
Le souhait de tous, je crois, serait que pour une fois, notre famille soit réunie, du moins entre les deux couvertures de ce livre.